X

 

 

La connaissance (non le chagrin) se rappelle un millier de rues sauvages et désertes. Elles ont commencé cette nuit où, étendu par terre, il entendit les derniers pas, la dernière porte (ils n'avaient même pas éteint la lumière). Et il était resté sur le dos, tranquille, les yeux ouverts, tandis qu'au-dessus de lui, le globe suspendu brillait d'une lueur douloureuse et fixe, comme dans une maison où tous les habitants seraient morts. Il ne savait pas combien de temps il était resté là. Il ne pensait pas. Il ne souffrait pas. Peut-être sentait-il quelque part en lui les deux bouts tranchés des fils de la volonté et de la sensibilité. Ils étaient séparés maintenant et il attendait le moment où ils se toucheraient pour se renouer et lui permettre de remuer. Tandis qu'ils finissaient leurs préparatifs de départ, ils l'enjambaient de temps à autre, comme des gens, sur le point de quitter une maison pour toujours, enjambent un objet qu'ils ont l'intention de laisser. Tiens Bobbie tiens la môme ton peigne que l'as oublié voilà le pognon à Roméo nom de Dieu il a dû barboter en sortant la caisse du patronage c'est à Bobbie tu ne l’as pas vu le lui donner tu ne l’as pas vu toi qu' as si bon cœur c'est ça ramasse-le la môme tu peux le garder comme placement comme souvenir comme ce que tu voudras comment t'en veux pas c'est dommage c'est embêtant mais on ne peut tout de même pas laisser ça sur le plancher ça finirait par y faire un trou dans le plancher ça a déjà commencé à faire un trou un trou assez grand pour sa taille pour n'importe quelle taille eh Bobbie eh la môme mais oui je le garderai pour Bobbie je t'en fous oh je veux dire que j'en garderai la moitié pour Bobbie laissez-ça ici enfants de putains qu'est-ce que vous voulez en faire c'est pas à vous c'est à lui eh nom de Dieu qu'est-ce qu'il pourrait en faire il ne se sert pas d'argent il n'en a pas besoin demande à Bobbie s'il a besoin d'argent on le lui donne et c'est nous les autres qui payons pour lui laissez-ça là je vous dis j' t'en fous comme si c'était pas à moi c'est pas à toi non plus à moins que nom de Dieu est-ce que par hasard il te devrait de l'argent à toi aussi est-ce qu'il t'aurait baisée à l'œil toi aussi derrière mon dos je t'ai dit de laisser ça ici va te faire foutre ça ne fait jamais que cinq ou six dollars pour chacun. Alors, la femme blonde se dressa près de lui et se pencha. Il l'observait tranquillement. Elle releva sa jupe et prit, dans le haut de son bas, une liasse plate de billets de banque. Elle en détacha un, s'arrêta, puis le lui fourra dans la poche-gousset de son pantalon. Cela fait, elle partit. Allons sortez d'ici t’es pas encore prête faut que tu plies ce kimono et que tu fermes ta valise et que tu repoudres ta gueule apporte-moi ma valise et mon chapeau allons en avant emmène Bobbie et attends Max et moi dans l'auto avec les autres valises vous vous figurez que je vais vous laisser ici pour que vous lui voliez ça aussi allez foutez-moi le camp de là.

Et ils s'en allèrent : les derniers pieds, la dernière porte. Puis il entendit l'auto noyer le bruit des insectes, le ronflement dominer le bruit, descendre à son niveau, puis au-dessous, puis il n'entendit plus que les insectes. Il était là, couché sous la lumière. Il ne pouvait pas encore remuer comme il pouvait regarder, sans voir, sans entendre, sans vraiment se rendre compte. Les deux bouts du fil n'étaient pas encore raccordés tandis qu'étendu, il se léchait les lèvres de temps à autre, à la manière d'un enfant.

Puis, les deux bouts du fil se raccordèrent et le contact fut rétabli. Il ne savait pas la seconde exacte, mais soudain il eut conscience que sa tête bourdonnait. Lentement, il s'assit et reprit ses sens. Puis il se mit debout. Il était étourdi. La chambre tournait lentement, doucement, comme la pensée, et la pensée disait Pas encore Mais il ne souffrait toujours pas, pas même quand, appuyé à la table, il examina dans la glace sa figure enflée et sanglante, pas même quand il se toucha la figure. « Nom de Dieu, dit-il, qu'est-ce qu'ils m'ont foutu comme raclée ! » Il ne pensait pas encore. Il n'en était pas encore là M'est avis que je ferais mieux de filer d'ici m'est avis que je ferais mieux de filer d'ici Il se dirigea vers la porte, les mains en avant, comme un aveugle ou un somnambule. Il se trouva dans le couloir sans s'être aperçu qu'il avait franchi la porte, et il se trouva dans une autre chambre à coucher quand il espérait encore, sans le croire peut-être, qu'il se dirigeait vers la porte d'entrée. La chambre était petite. Cependant, elle semblait encore pleine de la présence de la femme blonde. Les murs mêmes, dans leur dureté étroite, semblaient tout gonflés de cette respectabilité militante à surface diamantine. Sur la commode dégarnie, se trouvait une bouteille de whiskey presque pleine. Cramponné à la commode pour se tenir droit, il but lentement sans en ressentir le feu. Le whiskey lui coulait dans la gorge, froid comme de la mélasse, insipide. Il reposa la bouteille vide et s'appuya à la commode, la tête baissée, ne pensant pas, attendant peut-être sans le savoir, peut-être n'attendant même pas. Puis, le whiskey commença à le brûler tandis que la pensée accompagnait la lente et chaude torsion de ses entrailles. « Il faut que je sorte d'ici. » Il retourna dans le corridor. Maintenant, c'était sa tête qui était claire et son corps qui se conduisait mal. Il lui fallut l'encourager le long du couloir, le faire glisser contre un des murs, vers la porte, pensant : « Allons, voyons, reprends tes esprits. Il faut sortir d'ici. » Si je peux seulement l'amener dehors, à l'air froid, dans la nuit fraîche Il observait ses mains qui tâtonnaient contre la porte. Il essayait de les aider, de les encourager, de les contrôler. « Enfin, ils ne l'ont toujours pas fermée à clé », pensait-il, « Bon Dieu, je n'aurais pas pu sortir avant le matin dans ce cas. Je n'aurais jamais pu ouvrir une fenêtre et y passer. » Il réussit enfin à ouvrir la porte et il sortit, et il ferma la porte derrière lui, discutant encore avec son corps qui se refusait à l'effort de refermer la porte et qu'il dut forcer à la fermer sur la maison vide où les deux lampes brillaient, mortes et fixes, sans savoir, sans s'inquiéter que la maison fût vide, aussi indifférentes au silence et à la désolation qu'elles l'étaient aux nuits sordides et brutales, aux vieux verres sans cesse en service, aux vieux lits sans cesse occupés. Son corps obéissait mieux, devenait plus docile. Il quitta la véranda sombre, entra dans le clair de lune et, la tête sanglante, l'estomac vide, brûlant, sauvage et brave sous l'effet du whiskey, il s'engagea dans cette rue dont il ne devait voir le bout que quinze ans plus tard.

Il y eut des périodes où le whiskey s'éteignit, fut renouvelé, s'éteignit encore, mais la rue ne finit jamais. Depuis cette nuit-là, les milliers de rues s'allongèrent, semblant n'en former qu'une, avec des coins imperceptibles, des changements de scènes, brisées de temps en temps par des trajets en voiture qu'il sollicitait, par des trajets volés en chemin de fer, sur des camions, sur des charrettes de paysans où, à vingt, vingt-cinq, trente ans, il s'asseyait sur le siège, avec son visage dur et impassible, et ses vêtements de citadin (même quand ils étaient sales et usés). Et le conducteur de la charrette ne savait pas qui était, ou ce qu'était, le voyageur et n'osait pas le lui demander. La rue passa à travers les états d'Oklahoma et de Missouri, descendit au sud, jusqu'à Mexico, puis remonta au nord, à Chicago et à Détroit, avant de redescendre encore pour s'arrêter enfin dans l'état de Mississippi. Elle fut longue de quinze ans. Elle passa entre les façades en bois, sauvages et fausses, des villes pétrolifères. Une boue sans fond y souilla ses inévitables vêtements de serge et ses souliers clairs. Il y mangea des aliments crus dans des plats en fer-blanc. Ces repas lui coûtaient de dix à quinze dollars. Il les payait avec une liasse de billets de la grosseur d'un crapaud-bœuf, tout souillés aussi par cette boue luxuriante aussi inépuisable, semblait-il, que l'or qu'on en retirait. Elle passa entre des champs de blé jaunes qui ondulaient sous les cruelles journées jaunes, journées de travail et de sommeil profond dans les tas de foin sous la froide pâleur de la lune folle de septembre et des étoiles scintillantes. Il fut, tour à tour, ouvrier, mineur, chercheur d'or, racoleur pour maisons de jeu. Il s'engagea dans l'armée, servit quatre mois, déserta et ne fut jamais repris. Et toujours, tôt ou tard, la rue finissait par traverser des villes, des quartiers identiques et presque interchangeables, aux noms oubliés, où, sous la voûte sombre, équivoque et symbolique de minuit, il couchait avec des femmes qu'il payait quand il avait de l'argent. Et, quand il n'avait pas d'argent, il n'en couchait pas moins. Il leur disait alors qu'il était noir. Cela lui réussit pendant quelque temps, quand il se trouvait dans le Sud. C'était très simple, très facile. D'habitude, il ne risquait que les insultes de la femme et de la maquerelle. D'autres fois cependant, il était roué de coups par le patron, et il ne revenait à lui que plus tard, dans la rue ou en prison.

Il en était ainsi quand il se trouvait dans ce qu'on pourrait appeler le Sud relatif. Une nuit, le moyen échoua. Il se leva du lit et dit à la femme qu'il avait du sang noir.

— T'es nègre ? dit-elle. J' croyais que t'étais un Italien ou quelque chose comme ça.

Elle le regarda sans grand intérêt, puis elle vit évidemment quelque chose sur sa figure. Elle dit :

— Et après ? T'es pas mal. J'aurais voulu que tu voies le moricaud que j'ai renvoyé, juste avant ton tour (elle le regardait ; elle était plus calme maintenant). Et puis, dis-donc, qu'est-ce que tu crois que c'est, cette boîte, l'hôtel Ritz ?

Elle cessa alors de parler. Elle observait son visage et elle se mit à reculer, lentement, devant lui. Elle le dévisageait, les traits tirés, la bouche ouverte pour hurler. Et elle hurla. Il fallut deux policemen pour la maîtriser. Tout d'abord, ils crurent que la femme était morte.

Il fut malade après cela. Il n'avait jamais soupçonné jusqu'à ce jour que certaines femmes blanches se donnaient à des noirs. Il fut malade pendant deux ans. Parfois, il se rappelait qu'un jour, il avait poussé, excité des blancs à l'appeler nègre, pour pouvoir se battre avec eux, pour les battre ou être battu. Maintenant, il se battait avec les noirs qui le traitaient de blanc. Il était dans le Nord, maintenant, à Chicago puis à Détroit. Il fréquentait les noirs et évitait les blancs. Combatif, mystérieux, renfermé, il mangeait avec eux, couchait avec eux. Il vivait alors maritalement avec une femme qui ressemblait à une statue d'ébène. La nuit, couché près d'elle, éveillé, il se mettait parfois à respirer très fort. Il le faisait exprès, sentant, regardant même sa poitrine blanche s'enfler, plus large, toujours plus large, sous la cage thoracique. Il s'efforçait d'aspirer l'odeur noire, la pensée, la nature sombre, indéchiffrable des nègres, essayant, à chaque expiration, de chasser loin de lui le sang blanc, la pensée, la nature blanche. Et, toujours, à l'odeur qu'il tentait de s'assimiler, ses narines blanchissaient, se contractaient, son être entier se révulsait, se tendait sous la révolte du corps et le refus de l'esprit.

Il croyait que c'était à la solitude qu'il tentait d'échapper, et non pas à lui-même. Mais la rue continuait. Tel un chat, il n'attachait aucune importance aux endroits. Mais, nulle part il ne trouvait la paix. Mais la rue continuait avec ses humeurs, ses phases, toujours vide : il aurait pu se voir lui-même comme en d'innombrables avatars, condamné au mouvement, poussé par le courage d'un désespoir fustigé, éperonné ; par le désespoir d'un courage dont les occasions devaient être fustigées et éperonnées, il avait alors trente-trois ans.

Une après-midi, la rue s'était transformée en une route de campagne, dans l'état de Mississippi. Près d'une petite ville, il avait été chassé d'un train de marchandises qui se dirigeait vers le sud. Il ne connaissait pas le nom de la ville. Peu lui importait le mot qui servait à la nommer. Il ne la vit même pas, du reste. Il la contourna, à travers bois et, arrivé sur la route, il regarda dans les deux directions. La route n'était pas empierrée bien qu'elle semblât assez passagère. Il vit des cases de nègres, éparses çà et là, en bordure de la route. Puis, à environ cinq cents mètres, il vit une maison plus grande, une vaste bâtisse au milieu d'un bouquet d'arbres, une demeure qui, un jour, avait joui d'un prestige évident. Mais, maintenant, les arbres avaient besoin d'être émondés, et la maison n'avait pas été repeinte depuis bien des années. Mais il se rendait compte qu'elle était habitée, et il y avait vingt-quatre heures qu'il n'avait pas mangé. « Cette maison-là fera l'affaire », pensa-t-il.

Mais, il ne s'en approcha pas tout de suite bien que l'après-midi touchât à sa fin. Au contraire, il lui tourna le dos et partit dans la direction opposée, avec sa chemise d'un blanc sale, son pantalon de serge limé, ses souliers de ville craquelés et poussiéreux, sa casquette de drap en angle arrogant au-dessus de sa barbe de trois jours. Et pourtant, même ainsi, il n'avait pas l'air d'un chemineau, du moins aux yeux du négrillon qu'il rencontra bientôt sur la route, balançant un seau en fer-blanc. Il arrêta l'enfant

— Qui est-ce qui habite dans cette grande maison, là-bas ?

— C'est Miss Burden qu'habite là-bas.

— Mr. et Mrs. Burden ?

— Non m'sieu. Y a pas de Mr. Burden. Y a pe'sonne d'aut' avec elle.

— Oh ! une vieille femme, je suppose.

— Non m'sieu. Miss Burden, elle est pas vieille. Elle est pas jeune non plus.

— Et elle habite là-bas toute seule ? Et elle n'a pas peur ?

— Qui voulez-vous qui lui fasse du mal, ici, en ville ? Les gens de couleu', ici, ils prennent soin d'elle.

— Les gens de couleur prennent soin d'elle ?

Soudain, on eût dit que l'enfant avait fermé une porte entre lui et l'homme qui l'interrogeait.

— M'est avis que pe'sonne ici voudrait lui faire du mal. Elle n'a jamais fait de mal à pe'sonne.

— Sans doute, dit Christmas. A quelle distance est la ville la plus proche, de ce côté-ci ?

— Environ trente milles, qu'on dit. Vous avez point envie de faire tout ça à pied, je suppose ?

— Non, dit Christmas.

Il fit demi-tour et s'éloigna. Le négrillon le regarda. Puis, lui-même se remit en route, en balançant le seau contre son vêtement déteint. Au bout de quelques pas, il se retourna. L'homme qui l'avait interrogé s'éloignait d'un pas régulier, mais sans hâte. L'enfant continua dans son vêtement passé, rapiécé, étriqué. Il n'avait pas de souliers. Il commença bientôt à traîner les pieds. Il avançait toujours, soulevant la poussière rouge autour de ses maigres chevilles couleur chocolat, autour du bas éraillé de son pantalon trop court. Il commença à psalmodier, sans air, mais avec rythme et musicalité bien que sur une seule note :

 

Say dont didn't

didn'i dont who

Watl dat yaller gal's

Pudden dont hide ».[14]

 

Couché dans un fouillis de branchages, à cent mètres de la maison, Christmas entendit une horloge lointaine sonner neuf heures, puis dix heures. Devant lui, la maison s'élevait, carrée, massive, parmi les arbres. Il y avait de la lumière à l'une des fenêtres, au premier. Le store n'était pas baissé et il pouvait voir que la lumière venait d'une lampe à pétrole, et, de temps à autre, sur le mur du fond, il voyait passer l'ombre mouvante d'une personne. Mais il ne vit jamais la personne elle-même. Au bout de quelque temps, la lumière s'éteignit.

Maintenant, la maison était noire. Il cessa de regarder. Il resta étendu dans le fourré, à plat ventre sur la terre obscure. Dans le fourré, l'obscurité était impénétrable. A travers sa chemise et son pantalon, il sentait une fraîcheur légère, intime, vaguement moite, comme si le soleil n'atteignait jamais l'atmosphère du fourré. A travers ses vêtements, il pouvait sentir la terre ignorée du soleil palpiter, lente et réceptive, contre lui, contre ses reins, ses hanches, son ventre, sa poitrine, ses avant-bras. Son front reposait sur ses deux bras croisés. L'odeur humide et capiteuse de la terre noire et féconde lui emplissait les narines.

Il ne regarda pas une seule fois la maison obscure. Il resta couché, complètement immobile, pendant plus d'une heure avant de se lever et de sortir des branches. Il avança sans ramper. Rien de furtif, rien même de spécialement prudent dans son approche de la maison. Il y alla tout tranquillement, comme s'il avait coutume de marcher ainsi, et, contournant la masse maintenant informe de la maison, il se dirigea par-derrière, vers l'endroit où devait se trouver la cuisine. En silence, comme un chat, il s'arrêta un instant sous la fenêtre où la lumière avait brillé. Dans l'herbe, autour de ses pieds, les criquets, qui s'étaient tus quand il marchait, formant autour de lui un îlot de silence comme un reflet jaune et terne de leurs petites voix, recommencèrent à chanter. Quand il bougea, ils se turent de nouveau avec la même promptitude, légère, alerte. Derrière la maison se trouvait une aile d'un seul étage. « Ce doit être la cuisine, pensa-t-il. Oui, ça doit être ça. » Il avança sans bruit, évoluant dans son îlot d'insectes brusquement silencieux. Dans le mur de la cuisine, il pouvait distinguer une porte. S'il avait essayé de l'ouvrir, il se serait aperçu qu'elle n'était pas fermée à clé. Mais il n'essaya pas. Il passa devant et s'arrêta sous la fenêtre. Avant de rien tenter, il se rappela qu'il n'avait pas vu de moustiquaire à la fenêtre éclairée, au premier étage. Bien plus, la fenêtre était ouverte, maintenue ouverte par un bâton. « Ça, par exemple ! » pensa-t-il. Il resta près de la fenêtre, les mains sur le rebord, respirant tranquillement sans écouter, sans se presser, comme si la hâte était toujours inutile en ce monde. « Tiens, tiens, tiens, ça, par exemple ! Tiens, tiens, tiens ! » Puis il se hissa par la fenêtre. Il sembla couler dans la cuisine obscure, telle une ombre qui, sans bruit, sans mouvement, retournerait dans les ténèbres du sein maternel. Peut-être pensa-t-il à cette autre fenêtre qu'il avait employée, et à la corde à laquelle il devait se confier ; peut-être pas.

Vraisemblablement pas. Pas plus qu'un chat ne se rappelle une autre fenêtre. Comme les chats également, il semblait voir dans l'obscurité, tout en se dirigeant vers la nourriture qu'il désirait, d'un pas aussi sûr que s'il avait su où elle se trouvait, ou bien, comme s'il était poussé par quelque agent bien renseigné. De ses doigts invisibles, il prit quelque chose dans un plat invisible : de la nourriture invisible. Il ne s'inquiéta pas de savoir ce que c'était. Il ne se rendit compte qu'il se l'était demandé, qu'il y avait goûté, qu'à la minute même où sa mâchoire, s'arrêtant subitement, sa pensée s'envola dans la rue, recula de vingt-cinq ans en arrière, passa devant tous les coins imperceptibles, témoins de défaites amères, de victoires plus amères encore, et s'arrêta à cinq milles au-delà d'un coin où, à cette terrible époque des premières amours, il avait coutume d'attendre quelqu'un dont il avait oublié le nom. A cinq milles de là, sa pensée s'arrêta Je vais trouver dans une minute. J'ai déjà mangé cela quelque part. Dans une minute je trouverai mémoire déclenchée qui sait Je vois je vois je fais plus que voir j'entends la voix dogmatique qui semble ne devoir jamais s'arrêter je l'entends qui parle et parle pour toujours et d'un regard en dessous je vois la tête ronde indomptable et la barbe fraîchement taillée inclinées également et je pense comment peut-il n'avoir pas faim et moi plein de l'odeur de ma bouche, de ma langue pleurant le sel chaud de l'attente goûtant des yeux la vapeur chaude du plat « Ce sont des petits pois, s'écria-t-il tout haut. Oh ! non de Dieu, des petits pois cuits avec de la mélasse. »

Sa pensée, sans doute, n'était point partie seule : depuis quelques instants déjà il aurait dû entendre le bruit, car la personne qui le produisait semblait, autant que lui, dédaigner la prudence et le silence. Il l'entendit peut-être. Mais il ne bougea pas quand, de l'intérieur de la maison, un bruit léger de pieds en pantoufles s'approcha de la cuisine. Et quand, enfin, il se retourna brusquement, les yeux soudain en feu, il vit que, déjà, sous la porte qui donnait accès dans la maison, une faible lumière approchait. La fenêtre ouverte se trouvait à portée de sa main, il aurait presque pu l'enjamber d'un seul bond. Mais il ne bougea pas. Il ne lâcha même pas le plat. Il ne cessa même pas de mâcher. Il attendait, debout au milieu de la pièce, le plat à la main, mâchant. Et la porte s'ouvrit, et la femme apparut. Elle était vêtue d'une robe de chambre déteinte, et elle portait une bougie. Elle la levait très haut de sorte que la lumière tombait en plein sur son visage, un visage tranquille, grave, sans trace d'inquiétude. A la lueur douce de la bougie, elle ne paraissait pas plus de trente ans. Elle resta debout sur la porte. Ils se regardèrent pendant plus d'une minute, presque dans la même attitude, lui, avec le plat, elle, avec le bougeoir. Il avait cessé de mâcher.

— Si vous n'êtes venu ici que pour manger, vous trouverez tout ce qu'il vous faudra, dit-elle d'une voix calme, assez profonde, avec une nuance de froideur.